Effroi glacial
31 Décembre 2005, 21h38.
La neige n’en finit pas de tomber en cette nuit de la saint Sylvestre. Les flocons tombent
inlassablement depuis maintenant cinq heures et prennent un rythme encore plus effréné. On
ne distingue plus du tout l’horizon, ni le bout de son nez d’ailleurs, tel un brouillard épais,
brouillard en pleine révolte ne se contentant plus de rester affaler sur la terre ferme mais au
contraire se débattant comme tous les diables pour faire valoir son droit, le droit de la nature.
Les flocons, portés par des bourrasques de vents très violent, viennent fouetter les voitures en
file indienne sur la route nationale 066, au niveau de la foret de la fourmilière. Il est
pratiquement 22 heures et elles sont à toujours et encore à l’arrêt, depuis maintenant plus de
trois heures. Et pour cause, la route est complètement impraticable. La neige s’accumule à une
vitesse incroyable. Les centimètres défilent à vue d’oeil. Les pieds des arbres bordant la route
sont déjà largement ensevelis et les troncs sont par endroits à moitié pris. La neige semble
vouloir grimper et s’approprier tout sur son passage. Les voitures n’avancent plus, elles
semblent avoir froid, semblent même souffrir. Les camions semblent aussi se recroqueviller
sur leur masse. Les deux cotés de la nationale sont complètement engorgés, le froid est
glacial, sibérique. Le blanc maculé de la neige, d’une pureté magnifique contraste avec
l’atmosphère cataclysmique et sombre qui y règne en réalité.
- Du calme chérie, tout va bien se passer, on va bientôt démarrer, regarde, les chutes de neige
ont l’air de se calmer.
- Tu crois ? demande Samantha, les yeux pétillant d’espoir.
- J’en suis persuadé, ça ne fait plus l’ombre d’un doute. Benjamin Dalle, communément
appelé Ben sait très bien qu’il ment. Mais il le doit, pour protéger sa femme, Samantha Dalle,
qui n’est, à vrai dire plus loin de la crise de nerf. Il le doit aussi pour préserver le bébé qu’elle
porte en elle. Les Dalles forme un couple de trentenaire, fraîchement marié. Bientôt, un enfant
viendra concrétiser cette union. Ils ont choisit cette fin d’années pour faire la surprise à leur
parents respectifs. Une semaine plus tôt, le soir de Noël, ils ont déjà annoncé la bonne
nouvelle à la famille de Ben, habitant la région Nantaise et aujourd’hui, ils sont en direction
du Nord, lieu de résidence de la famille de Samantha. La météo a pourtant prévu un beau
temps, en ce dernier dimanche de l’année 2005 et des températures positives. Défiant toutes
les prévisions des plus grands spécialistes, dame nature s’est amusée à y prendre le contrepied.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la neige s’est mise à tomber d’un seul coup
comme si elle était là depuis des siècles prête à tomber, et qu’elle n’attendait plus que le
déclic final pour lâcher sa semence.
La radio ne marche plus depuis des heures, les téléphones portables ne captent plus rien non
plus. Tous les moyens de communications semblent coupés. Même le simple fait d’ouvrir la
fenêtre ou la portière relève du parcours du combattant. Tout est gelé et il faut une force
surhumaine pour pouvoir y venir à bout. Sur la route, le bouchon devient de plus en plus
critique chaque minute passant, les unes après les autres les voitures s’arrêtent, les moteurs
calent comme mourrant après un dernier souffle contre les sévices du froid. Maintenant, plus
aucune chance d’avancer, la seule solution est d’attendre les secours. Viendront-ils ? Pas si
sure, le vent ne faiblit pas, la neige et la brume cache encore plus la vision. Les hélicoptères
ne pourraient faire dix mètres sans se planter. Ben le sait, il sent la peur montée en lui mais il
ne veut pas le montrer. Sa femme est déjà assez suffisamment atteinte.
- Que se passe t-il Ben ? Pourquoi ils n’avancent pas devant ? T’as une idée de ce qu’on va
faire ? Questionna t-elle de plus en plus paniquée.
- Calme toi je t’ai dit, la situation est difficile mais y’a rien à craindre, on est au chaud dans la
voiture. On a juste à attendre les secours et ce ne sera plus que des souvenirs.
- Tu dis ça pour me calmer je le sais…
- Mais non ! Hurle Ben désabusé. Je…excuse moi je ne voulais pas crier mais arrête avec tes
questions, je suis autant impliqué que toi. Restons calme, c’est tout ce qu’on peut faire. On
verra ensuite.
22h30 - Re…regarde Ben, balbutie t-elle. Elle dirige son doigt vers la vitre du coté
conducteur. Malgré la glace sur la vitre qui se cristallise de plus en plus et qui n’abdique pas
malgré la chaleur dans l’habitacle, ils arrivent à voir la voiture bloquée dans l’autre sens de la
route. A l’intérieur, ils distinguent un vieil homme agité dans un vieux pick-up. Le moteur
s’est arrêté depuis longtemps. Le vieil homme essaie désespérément de réveiller sa compagne
qui a semble-t-il perdue connaissance. Il la secoue dans tous les sens, cherche son pouls,
s’improvise un bouche à bouche brouillon et finalement s’effondre en larme sur le corps de sa
femme, qui est certainement morte.
- Nooooon ! Hurle Samantha qui pleure de toutes ses larmes.
Ben s’acharne quant à lui sur la porte afin de lui porter secours. « Foutue portière, elle ne veut
pas s’ouvrir. Mon Dieu, ce n’est pas possible, on vit un vrai cauchemar. On est emprisonné
comme des rats par cette satané neige ». Samantha crie de plus belle. Arrête Samantha,
arrête ! Soudain, perdant les pédales, elle le frappe ne maîtrisant apparemment plus ses
mouvements. « Ca suffit, arrête tout de suite Samantha, tu va faire mal au bébé ! ». A ces
mots, elle se calme et s’arrête net. Elle ne veut pas de mal à ce bébé qu’elle a désiré depuis
tant d’années et qu’elle a de plus en plus l’impression de perdre, les minutes défilant. Car
maintenant leur vie ne se jouera plus dans les prochaines heures, mais bien dans les minutes
qui suivront. Il est maintenant 22h55. De plus en plus agité, Ben se retourne et voit autour de
lui une vision d’effroi. Ses sourcils s’écarquillent et ses yeux ronds deviennent globuleux prêt
à sortir de leurs orbites ; ses cernes profondément creusés sur des pommettes saillantes le
rendent encore plus effrayant. Sa femme porte sa main à sa bouche comme pour éviter de
crier. Un léger étouffement s’en échappe. Tout semble mort autour d’eux et de leur voiture,
tout est soudain très calme. Les lumières des phares, donnant jusque là un peu de vie et de
chaleur à ce paysage glauque, sont maintenant pratiquement toutes éteintes. Il est environ
23h00. Seule quelques lueurs lointaines persistent, s’éteignant les unes après les autres
comme des étoiles en train de mourir. Samantha, agrippée au bras de Ben, partage presque le
siège avec lui. Le chauffage de la voiture est au maximum ce qui n’empêche pas le froid de
montrer les dents. Pris d’élancement douloureux dans la tête, elle s’effondre tout d’un coup,
Ben la saisi par le bras et la repose doucement sur le siège passager. Il prend son pouls et son
coeur bat normalement. Il se découvre de sa veste et s’en sert pour couvrir sa femme. Assis,
droit dans le siège, la sueur froide coulant le long de son front, il attend, pensif. Il n’a
d’ailleurs rien d’autre à faire que d’attendre et espérer une issue positive à cette situation de
crise. Mais pris par la fatigue et le désespoir, il s’endort légèrement. Ses pensées sont
mélangées, illustrant la neige, le soleil, la chaleur de l’été, ses proches, sa femme, l’idée d’être
spectateur prochainement de la naissance de son fils, des souvenirs d’enfances, ses anciens
camarades d’écoles…bip…bip. Il sursaute, son coeur s’emballe, puis ayant retrouvé ses
esprits, il s’aperçoit que ce qu’il vit en ce moment n’est pas un rêve, encore moins un
cauchemar. Il jette un oeil à la jauge de gasoil qui indique que le réservoir puise ses dernières
réserves…bip…bip…prévient la voiture comme pour dire « alors, recharge moi vieille idiot,
j’ai faim ! ». Un bruit lui fait tourner la tête en direction de sa femme et l’aperçoit là, toujours
blottit dans sa veste. Il esquisse un sourire, l’enviant presque de ne pas dormir comme elle. Il
regarde l’horloge près du tableau de bord. Il est maintenant 23h28. Tacatacatac…Le moteur
fait encore quelques soubresauts puis s’arrête net. Un instant, les paupières de Ben ne clignent
plus, ses yeux figent le démarreur. « Non pas ça ! » Chuchote-il. « Pas ça, saloperie de caisse,
démarre, démarre bordel » reprit-il en hurlant de toutes ses forces cette fois. Ses actions
répétées pour faire redémarrer la voiture restent veine. Des larmes coulent de ses yeux. Il sent
que les espoirs s’amenuisent peu à peu comme peau de chagrin. Ben repense à tous ses amis
terminant leur réveillon et se préparant à franchir le cap de la nouvelle année. Et dire qu’à
cette heure-ci, il devait être en compagnie de sa belle-famille, fêtant comme il se doit la fin
d’année. Plus il y pense et plus il se dit que ces fêtes ne sont en fait que futilité, elles ne sont
qu’un détail à la vue de la situation qu’il est en train de vivre. Il en est maintenant là, dans ce
froid venu d’ailleurs, non plus de Sibérie mais d’une contrée inconnue, peut-être mystique. Il
en est bien là, à des centaines de kilomètres de la ville la plus proche, sur la nationale 066,
« tiens les chiffres du diables » pense-t-il sur le coup, au milieu d’une foret au nom débile de
foret de la fourmilière. Il en est finalement là, seul ou pratiquement seul, les autres sûrement
gelés jusqu’au os dans leur voitures. Il neige de plus belle. Ses phares éclairent de moins en
moins, ses essuie-glaces ralentissent leur incessant balancement, la neige recouvre dorénavant
tout le pare brise, il ne voit finalement plus rien de l’extérieur, comme un rideau venant se
fermer lors d’une pièce de théâtre. Mais dans ce cas, il s’agit bien de la réalité. D’ailleurs le
froid le lui rappelle. Il commence à l’envahir sérieusement. Il ne sent plus ses extrémités, ses
lèvres bleuissent à une vitesse effrénée. Il essaye de faire quelques mouvements afin de
s’échauffer, mais il se sent complètement embourbé. 23h56. Ben regarde sa femme. Il en est
fier. Elle correspond totalement à l’idée qu’il s’en faisait étant jeune. Devant lui, il la trouve
magnifique avec sa longue chevelure brune et ses yeux d’un bleu azur. Il aimerait les revoir
ses yeux, mais elle dort encore. Il lui prend la main et est soudain pris d’un élancement de
stupeur inondant tous son corps. Elle a la main gelé, étrangement lourde. Il s’approche d’elle,
lui prend le visage par la main, caresse sa chevelure, l’embrasse, mais elle ne réagit pas d’un
souffle. Elle est pâle. Il la soulève par le bras, mais elle est si lourde et lui est si affaibli qu’il
la repose presque aussitôt. Elle est morte. 23h57. Il ressent la colère, la haine, le désespoir, la
tristesse qui monte en lui mais son corps est tellement affaibli qu’il a du mal à les extérioriser.
De minuscules chatouillements viennent le caresser le long de ses jambes, qui remontent
ensuite le long de son corps. Il n’arrive plus à bouger avec aisance. Ses chatouillements qu’il
ressent avec insistance ne sont-ils pas le début de l’hypothermie. Il regarde le sol de sa voiture
et pousse un gris strident sortie du plus profond de ses entrailles. Une véritable armée de
fourmis rouges venant de nulle part, se promènent,ou plutôt partent en guerre, s’acheminant à
travers les pédales, la portes, les sièges. Elles mesurent au moins deux centimètres de
longueurs ce qui effraye encore plus le pauvre Ben qui est littéralement scotché à son siège, la
main sur la poignée de la porte qu’il souhaite tant ouvrir. 23h58. Elles recouvrent maintenant
pratiquement tout son corps, il sent les fourmis entrer dans son nez, dans sa bouche, ses
oreilles. Il a beau les recracher, hurler, se débattre, elles reviennent encore et encore. Il ressent
en lui des centaines de fourmis qui investissent sûrement ses poumons, ses intestins. 23h59.
D’un revers de main il envoie valser un groupe de fourmis occupé à travailler sur sa cuisse.
Elles laissent la place à un pantalon devenu lambeau, et la peau de sa cuisse n’a pas un
meilleur aspect puisqu’elle pend de partout, du sang coulant le long de ses jambes, une flaque
de sang s’imbibant sur le tapis et le siège de l’automobile. Le froid l’immunise contre la
douleur mais le plus effrayant est qu’il reste spectateur de sa propre décomposition. Des
mèches de cheveux tombent en massent, à leur racines des morceaux de peaux ensanglantés.
Ses mains ne sont plus que de la chair. Il a du mal à respirer, ses poumons étant sûrement
attaqués par la horde rouge. Il regarde une dernière fois devant lui, la batterie de la voiture
rend l’âme à l’instant, les lumières qui tamisaient l’intérieur s’éteignent à leur tour, il a juste
le temps d’apercevoir l’horloge qui s’est arrêtée sur minuit…Il est minuit. Bonne année.
Fin
Accueil 
Rechercher 
S'enregistrer 
Connexion 
Sujet: Effroi glacial 
